Le texte qui suit est une réponse à un article écrit récemment par un journaliste sénégalais, M. Konate. Au départ, ce devait être un simple commentaire; son ampleur l’a destiné à devenir un article de ce blogue, rédigé sous forme de missive.
Cher Monsieur Konate
J’ai lu avec beaucoup d’attention votre article ( https://www.lequotidien.sn/oif-la-francophonie-a-t-elle-un-avenir/ ) sur l’Organisation Internationale de la Francophonie, ses récentes querelles pour l’élection d’une nouvelle dirigeante à sa tête ainsi que votre juste diatribe à l’encontre de ces Français haut placés qui s’acharnent à singer leurs homologues anglo-saxons, jusqu’à oublier leur propre langue. Vous ne mâchez pas vos mots et vous avez raison !
Il y a vraiment de quoi désespérer du comportement d’une certaine élite française à s’aplatir devant leurs pairs anglo-saxons ! Derrière vos critiques hélas pleinement justifiées, je devine une personne à la fois triste et en colère, presque à la limite du désespoir. Pourtant, je voudrais vous dire : ne vous fixez pas sur ces comportements et portez vos regards en dehors des couloirs feutrés des ambassades, salles de réunion onusiennes et autres endroits fréquentés par la soi-disant « bonne société ». Des motifs d’espoir vous apparaitront bien réels !
Car enfin, la situation que vous décrivez n’est pas nouvelle, nous le savons nous qui nous intéressons aux affaires de la francophonie depuis des années. Cela a-t-il empêché le développement du français en Afrique ? Non ! Et le nombre de personnes dans le monde apprenant la langue de Molière a fortement progressé ces dernières années – hormis, je vous le concède, aux Etats Unis et en Europe, mais cela peut à l’avenir évoluer en notre faveur-. Et quels progrès en Chine, alors que sa situation était moribonde il y a 20 ou 30 ans !
En fait, votre bilan, M. Konate, s’appuie sur une analyse d’une partie de la population – française, mais c’est valable pour les autres sociétés occidentales- finalement très réduite: celle d’une élite économique, diplomatique et culturelle au sommet de la société. A tous les moments de l’histoire, une telle élite a cherché à se distinguer du reste de la population ; aujourd’hui, par exemple, elle va promouvoir la nourriture végane ou sans gluten, vendue plus chère et sans intérêt nutritionnel particulier pour la quasi-majorité de la population. De même, elle va s’appliquer à imiter la société dominante, celle des Etats Unis, à utiliser et maîtriser l’anglais comme langue discriminante : cela permet de rester entre soi car pour arriver à une maitrise parfaite de cette langue, des séjours répétés et longs, mais surtout très coûteux, aux Etats Unis ou en Angleterre sont indispensables . Et quelle tranche de la société peut se les permettre à part elle? Et c’est ainsi que l’accès à certaines écoles de commerce françaises favorisera avant tout les enfants de cette même élite car l’enseignement n’y est proposé qu’en anglais, – au mépris même de la triste loi Fioroso rappelons-le-.
Ce comportement, l’attitude de cette élite que vous dénoncez, nous devons, nous combattants de la francophonie (j’utilise le mot « combattant » car il y a bien une guerre des langues comme nous l’avons déjà évoquée sur ce blogue ), la reconnaître et nous en accommoder ! Admettons qu’elle fait partie du comportement « naturel » de certains membres d’une société et qu’elle est difficile à contrer. Il ne s’agit pas de baisser les bras mais d’être lucide : ce combat contre les élites est difficile, long et incertain. Surtout, il nous faut aussi nous projeter dans l’avenir et admettre clairement qu’une telle attitude va probablement se répandre parmi les nouvelles élites des pays africains francophones, pour les mêmes raisons que celles évoquées ci-dessus : le besoin de se distinguer des autres composantes de la société civile ! Apparemment, c’est déjà le cas au Sénégal, comme vous le signalez…
Est-ce la fin de la francophonie ? Non car ce qui doit nous motiver en premier lieu, ce sont justement ces »autres composantes de la société civile », cette majorité « populaire » des pays francophones. Battons-nous d’abord pour continuer à rendre le français populaire, à côté des langues nationales. Et ce combat, nous pouvons le gagner comme le montrent les avancées du français en Afrique.
Continuons notre combat, cette fameuse guerre des langues, guerre invisible aux yeux de l’opinion mais bien réelle pour les dirigeants, surtout pour les Anglo-saxons ( sinon, pourquoi ces derniers s’acharneraient -ils, sans le moindre complexe et même parfois avec véhémence, à promouvoir sur tous les fronts l’anglo-américain ? ). mais ne nous trompons pas de cible prioritaire. Les ambassades ou institutions internationales sont souvent un miroir déformé de la réalité. S’il me semble que se lamenter sur le comportement d’une élite mondialisée mais minoritaire est juste et compréhensible, s’il est vrai aussi qu’il sera très difficile de contrer une telle attitude, nous pouvons, nous devons, cependant, continuer à lui résister et même passer à l’offensive. Ainsi, les francophones d’Europe peuvent-ils, à la faveur du Brexit, combattre pour une meilleure représentativité de leur langue au sein des institutions européennes. La lutte risque d’être longue, probablement non comprise par certains pays, mais la France étant l’un des principaux contributeurs du budget européen, elle pourrait, si elle en avait la volonté, gagner des batailles. Continuons aussi à résister dans les autres institutions internationales. Mais ne plaçons pas tous nos espoirs et nos efforts dans des batailles qui ne seront pas forcément toujours récompensées, sachons-le. Il me semble, de plus, que si nous voulons marquer des avancées, sur le long terme j’entends, engager le combat principalement au sein des institutions internationales n’est pas la meilleure façon de gagner ; il faut envisager d’autres stratégies plus payantes et plus pérennes, dans le monde réel.
En fait, ne nous trompons pas de cible principale. Celle où nous devons concentrer nos efforts est la « popularisation » du français.Qu’importe si le français n’est plus une langue « universelle » parmi les élites mondialisées, ces ultra-minoritaires. Nous pouvons oeuvrer pour un français peut-être moins universel -aujourd’hui- parmi cette tranche de la société, mais qui continue à progresser parmi les peuples. Le français dans de nombreux pays africains repose maintenant sur une base populaire solide qui s’élargit encore. J’en veux pour preuve, par exemple, le dernier article de Marc Beaufrère sur le Ruanda ( http://www.lavoixfrancophone.org/forum/viewtopic.php?f=37&t=974 ). Ce document atteste d’ une incroyable résistance du français malgré la promotion étatique de l’anglais et alors que ce pays était faiblement francophone à l’origine. Nous pouvons donc supposer, à moins que de nouveaux génocides, de nouvelles guerres ou catastrophes humanitaires majeures ne se produisent, que la langue de Molière ne se laissera pas facilement expulser des autres pays francophones où elle a une implantation plus ancienne : voilà notre base populaire solide.
M. Konate, votre analyse est juste. Mais elle ne concerne qu’une très petite minorité de la population mondiale. Vous me répondrez que ces élites, mêmes minoritaires, ont une influence importante. Certes, mais elles ne pourront ignorer longtemps la base populaire du français qui s’élargit et les revendications afférentes qui pourraient advenir : échanges culturels, éducatifs et économiques privilégiés entre pays francophones, participation à l’évolution de la langue (Pourquoi pas une Académie de la langue française basée en Afrique et qui « veillerait » sur la langue ?), et, in fine, on peut l’espérer, une meilleure prise en compte du français dans les rapports mondiaux. Ces élites pourront-elles rejeter les demandes de 600 ou 700 millions de francophones estimés pour 2050? Si oui, eh bien, qu’elles continuent à jouer leur comédie dans les ambassades ou les couloirs de l’ONU, mais elles n’empêcheront pas la marche du monde francophone.
Développons, encourageons « le français des peuples », ne ménageons pas nos efforts sur cet objectif. C’est sur ce point que nous pouvons avoir des avancées et des motifs d’espérer. Les mimiques de nos élites, dignes d’une commedia dell’ arte bien mal jouée, nous paraitront alors bien lointaines et très artificielles, hors -sol pour ainsi dire.
Cher Monsieur Konate, j’espère avoir l’occasion de lire d’autres articles de votre part, peut-être moins pessimistes. Conservez toutefois votre indignation qui permet de réveiller ou de tenir en alerte nos consciences. Je vous adresse mes plus sincères salutations francophones.
Jean-Marc Varlet
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